23 Sep
23Sep

On en approche et, ma foi, pour le moment, ça semble tenir bon.


Le radeau commence à prendre l’habitude des coups de vents, il semble s’être peu à peu usiné au fil des tempêtes et des ouragans et j’appréhende le prochain typhon avec, cette fois, l’espoir de ne pas voir ses vieux rondins blessés, vermoulus, rafistolés se disloquer.Je ne sais pas si plus au loin, au delà de cet horizon brouillé, se dessinera enfin la silhouette d’une terre quelconque où trouver refuge mais j’essaierai cette fois de lutter contre les courants et les vents contraires.

J’ai épuisé mon stock de bouteilles à la mer.

Elles ont toutes échoué au fond de cet océan lugubre et froid.Il est temps de reprendre conscience et d’essayer de faire le point pour se sortir enfin de ce naufrage.


Quand j’accosterai je sais désormais qu’il est inutile d’espérer reconstruire tout ce qu’il m’aura été ôté et que je devrais me contenter du peu que j’aurai pu sauver pour bâtir autre chose, aussi modeste soit-il.

N’ai-je pas sauver l’essentiel déjà ? 

Plusieurs fois Marie est tombée dans les flots, plusieurs fois j’ai cru la perdre dans l’écume, mes appels restant sans réponse, mes bouées tombant en poussière, mais elle s’est avérée une excellente nageuse, recrachant avec rage l’eau et le sang qui remplissaient ses si jeunes poumons à chaque fois qu’elle parvenait enfin à rejoindre le ponton, épuisée, ravagée mais à nouveau pleine de lumière.

C’était il y a une éternité il me semble tant je peine à la reconnaître à cette heure quand je la vois me suivre, au loin, sur ce galion majestueux, brisant les déferlantes à toute allure, toutes voiles dépliées malgré les inévitables bourrasques ,le gouvernail solidement arrimé, prête à conquérir de nouvelles contrées où coulent le lait et le miel.


J’espère simplement que ce grand navire ne rencontrera jamais le même putain d’écueil que moi.Mais sa proue est blindée, sa coque renforcée d’épaisses plaques d’acier accumulées au fil du temps, ses cales sont emplies de toutes sortes de victuailles, des dizaines de canons le protègent de toute tentative d’abordage et son tirant d’eau lui permet une grande amplitude de navigation.

Ça me réchauffe de le contempler.

Ça me fait du bien d’y penser.


Je continue à slalomer entre les icebergs et même si je ressens parfois bien cruellement leur tranchant glacial je reste accroché à mon mat de fortune aux vieux souvenirs de voiles déchiquetées, ses échardes s’enfonçant sous mes ongles qui le griffent pour ne pas glisser.J’ai conscience que, d’ici quelques petites semaines, les requins feront leur retour et ricaneront encore devant le ridicule de mon embarcation, les pieuvres géantes glisseront de nouveau leurs tentacules jusqu’autour de ma taille et tireront fort sans même savoir qu’ainsi elles m’amènent inévitablement droit dans la gueule grande ouverte des squales pourtant déjà bien repus.


J’ai tenté de bricoler un semblant de gouvernail avec les lambeaux de celui que j’étais mais je peine la nuit à lire les étoiles pour me diriger. Encore trop de brouillard.

Mais mes yeux s’aiguisent.

Le principal est de ne pas se laisser glisser et d’éviter les hauts fonds sur lesquels je me suis trop souvent échoué longuement avant de parvenir à me remettre à flots.Parfois au prix de douloureux efforts, parfois comme par une magie que je ne m’explique toujours pas.


J’ai déjà mis pied à terre sur deux ou trois territoires que je pensais accueillants mais ceux-ci se sont plus ou moins vite révélés être des pièges mortels peuplés d’une faune que mon état n’avait pas reconnue de suite comme hostile.Je regagnais alors mon radeau, délaissé sur le rivage et repartais non sans de nouvelles blessures sans avoir eu le temps d’emmagasiner la moindre provision après avoir disperser ma réserve d’espoirs que j’avais alors imaginé intarissable.


Certains jours de tourmente, porté au plus haut par les déferlantes, je peux apercevoir le bref éclat d’une longue-vue au loin. Il y a bien longtemps que j’ai arrêté d’alors m’agiter pour leur envoyer un signal de détresse, le vent ne m’apportant rien de salvateur, transportant au mieux les échos de leur indifférence insistante face au minable de ma situation.Au pire, je ne prête plus qu’une oreille distraite aux résidus de leurs rires qui, il y a peu encore, auraient pu m’amener à chavirer.


J’ai fini par comprendre que le radeau ne suivait aucune loi, pas même celles de la physique, il va et vient, poursuit son chemin, se laisse porter par les courants ou force la nature, racle le fond, frôle les nuages, manque de brûler prés du soleil, retombe, sombre, revient sur d’anciens rivages puis s’en éloigne rapidement, s’ébroue, se calme, semble se poser, se disperse puis se rassemble, craque de toute part, me joue l’hospitalité pour mieux ensuite tenter de se débarrasser de mon encombrement.


Au fil du temps, une certaine complicité s’est installée entre lui et moi comme deux frères siamois qui ne se supporteraient pas. Certains jours, il ne me laisse pas apercevoir l’horizon. Je crois qu’il sait que j’ai hâte de pouvoir l’amener à terre pour le démanteler, me chauffer de son bois, m’en faire un nouvel abris et oublier ce qu’il fut un jour.Pour le moment je me contente de resserrer ses cordages, les genoux écorchés, à vif à force d’écoper songeant que le lendemain, peut-être, je pourrai de nouveau rester debout, comme avant, sur le pont.
Qu’est-ce que je fous encore là ?


D’autres naufragés, sur d’autres radeaux bien moins bien lotis que moi ont déjà regagné jusqu’à leur port d’origine !

Un camarade que je connaissais assez peu à quant à lui décidé il y a quelques semaines de tout lâcher et de se laisser glisser de son radeau jusqu’au plus profond des mers.

Il était là, lui, ce 7 janvier. 

Il en était ressorti en charpie.

Nous nous étions vu au procès, notre dernier échange y fut assez tendu.Il avait compris que par mon « Si tu cherches du boulot, fais moi signe, on est accueillant dans le Nord/Pas-de-Calais » ironique que je lui demandais de prendre position dans le prud’homme qui m’opposait à la rédaction en en démissionnant. Je m’étais cru alors obligé de préciser que je ne lui demandais rien, que je voulais juste le saluer avec une connerie pour le faire sourire, ma région natale étant réputée par son taux de chômage et de conclure par un « va chier » qui restera à jamais les derniers mots que j’ai pu lui adresser.


J’en étais reparti le mat à terre, les rondins désolidarisés , des embruns plein la bouche et des échardes plein les yeux.

Depuis, jamais mon radeau n’a pu de nouveau approcher le rivage parisien, terre sinistrée parcourue par une multitude de fantômes et de longues-vues acides.


Je ne connais pas le nom de cet océan.

Il est immense.

J’ai bon espoir que le radeau tienne bon.

On en approche à toute blinde.

Je voudrais à la fois freiner et l’avoir déjà dépassé.

Je doute d’ici là de découvrir une nouvelle terre ou que le temps se calme.

J’essaierai bien de grimper en haut du mat pour voir plus haut, au delà de l’horizon et ne plus laisser les déjà là guirlandes gluantes de Noël venir me tordre les pieds mais le mat est encore bien trop glissant de sang, de sueur et d’humidité.

Peut-être qu’avec un peu plus de soleil…




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